15 juin 2020

Tyrell Sutton se questionne sur le futur de l’injustice

Johany Jutras/CFL.ca

TORONTO – Cette semaine, la Ligue canadienne de football (LCF) partagera les histoires de ses joueurs et du personnel des quatre coins de la Ligue, pour que leurs voix soient entendues parmi le mouvement « Black Lives Matter » qui s’active partout sur la planète.

Aujourd’hui, nous vous invitons à lire le mot écrit par Tyrell Sutton, un receveur évoluant avec les Alouettes de Montréal.


En 2014, Katie avait reçu son diplôme de l’Université Ken State, en Ohio. Elle célébrait sa réussite au restaurant avec sa famille, alors que moi, j’étais avec un groupe d’amis que nous avions en commun depuis le secondaire et nous l’attendions dans un bar. Ashley, ma copine de l’époque, était là également, elle qui rencontrait mes amis pour la première fois.

Autour de 22 h, Katie est arrivée au bar, prête à faire la fête. Sa famille l’avait accompagné, ce qui voulait dire que les consommations en alcool augmenteraient. À chaque ronde, elle se faisait demander ce qu’elle buvait ou si elle voulait un « shooter ». Les amitiés se manifestent souvent sous forme d’ébriété. Katie et Ashley ne faisaient pas exception, elles qui allaient de « shooter » en « shooter ».

Un peu plus tard, la plupart des membres de la famille qui était un peu plus âgée étaient partis. Les amis du secondaire étaient donc majoritaires. Quelques-uns d’entre nous – je m’inclus – avaient ralenti le débit de boisson, sachant que nous devions conduire vers notre destination commune – nos amis Gino et Mario vivaient très près. Tout le monde a du plaisir jusqu’à ce que le gardien de sécurité nous avertit que nous devrons sortir Katie du bar. Elle était trop saoule et elle ne pouvait pas rester à l’intérieur. Alors que nous partions, mon ami Brian arrive avec son VUS noir. Je soulève Katie dans mes bras et je la mets sur mon épaule, pour la placer sur la banquette arrière de la voiture, afin qu’elle retourne chez elle en toute sécurité.

Lorsque je retourne à l’intérieur pour aller chercher Ashley, je m’aperçois qu’elle est très saoule également. Pas comme Katie, mais certainement sur le point d’être malade. Nous nous sommes arrêtés à la station-service afin de lui acheter de l’eau pour la route et, comme je l’avais prévu, elle se met à vomir. Heureusement, c’était à l’extérieur. Avant de repartir, je lui demande si elle sera en mesure de se rendre à notre destination — qui était à 10 minutes de là où nous étions – sans être malade. J’ai fait la fête plusieurs fois et je sais que 10 minutes peuvent être longues lorsque nous sommes malades.

Bien qu’elle voulait, elle ne pouvait pas s’empêcher d’être malade. Je me suis stationné dans un endroit vacant afin qu’elle puisse se soulager. Tout en vomissant, elle aperçoit les lumières d’une voiture de police. Je lui dis que je m’en fous, que nous n’avons rien fait de mal, qu’elle est simplement en train de vomir. Les deux policiers s’arrêtent à la fenêtre de ma voiture avec leurs lampes de poche et, bien sûr, ils nous disent que ça sent l’alcool. Je leur réponds que ma copine est malade et que nous étions à une fête pour célébrer mon amie qui avait terminé l’université. Je leur dis aussi que j’ai arrêté de boire il y a de cela longtemps dans la soirée, ce qui me permettait de prendre le volant. Vous vous imaginez bien que mon histoire n’a rien changé.

Alors que je sors de la voiture pour passer un test de sobriété, j’entends l’autre policier qui demande à Ashley d’ouvrir le coffre à gants pour le permis et les papiers d’identification. Ce qu’ils ne savaient pas c’est que Ashley et moi sommes des enfants de policiers. En fait, nos pères travaillaient ensemble. Elle réalise ce qui était en train de se passer et n’ouvre rien du tout. C’était simplement une façon de fouiller ma voiture illégalement. Le policier lui a ensuite demandé si elle avait besoin d’aller à l’hôpital, si elle avait été droguée. Vous l’aurez deviné : Ashley était blanche.

Le premier de trois tests de sobriété était celui de la vue, celui des yeux. Le policier brandissait un doigt devant mes yeux afin de voir s’ils suivaient bien la trajectoire. J’ai réussi le test. Le deuxième était celui de la marche. On me dit alors de marcher 10 pas devant moi, tourner et de revenir en marchant dix autres pas. Dès que le policier avait terminé de me donner ses indications, je lui demande « Puis-je utiliser mes phares de voiture? Il fait vraiment noir. » Bien sûr, la réponse a été non. J’amorce donc le second test. Je me suis mis à marcher. « Tu n’as pas attendu mon signal », a dit le policier. J’ai donc échoué. Pas parce que je ne pouvais pas marcher droit, mais parce que j’ai commencé trop tôt. Son dernier test était de me tenir sur une jambe et de compter jusqu’à 20 (mile et un, mile et deux, etc.). J’ai réussi. Mais ça ne faisait rien, je n’avais pas attendu son signal.

Alors, me voilà qui avais échoué mon test sur une formalité. Le policier me demande finalement de prendre un alcootest. J’ai refusé et on m’a instantanément menotté et mis en prison. J’ai tout de même pu appeler mon ami Gino pour qu’il vienne chercher Ashley.

Alors que j’étais assis sur la banquette arrière de la voiture de police, le policier a eu l’audace de commencer à me parler comme s’il me connaissait. « Est-ce que tu joues toujours au football? Où ça? », m’a-t-il demandé. La situation était tellement surréelle que je me dis « Il n’y a pas de raison d’être hostile et tout cela sera résolu à mon arrivée à la prison. » Alors je poursuis la conversation, lui expliquant à quel point je m’ennuie de la camaraderie de mon époque universitaire. Je me disais qu’il allait certainement se rendre compte que je ne suis pas saoul. Mais lorsque nous sommes arrivés à destination, je me suis rendu compte que la situation était étrange. Ma mère avait travaillé à la même prison.

Revenons au temps où ma mère était une agente correctionnelle pour le département du Shériff à Ravenna, en Ohio. Elle y travaillait depuis 2006 et elle n’avait qu’une petite poignée de collègues noirs, encore moins de collègues féminines noires. En 2012, ma mère était la seule agente à travailler dans cet endroit surpeuplé – une situation qui ne devrait jamais arriver en prison. Elle a rencontré une détenue qui allait et sortait de la prison pour violence conjugale contre sa propre mère. À la suite de plusieurs refus de respecter les règlements, la détenue a craché sur ma mère. Je ne sais pas d’où vous venez, mais dans mon livre à moi, se faire cracher dessus est la pire des insultes. Ma mère a tenté de la contrôler en lui aspergeant du poivre de cayenne, mais l’adrénaline de la détenue a viré le tout en bagarre.

Sans cligner des yeux et avant même que l’enquête ne commence, ma mère avait été congédiée. Contrairement à d’autres agents qui obtiennent le bénéfice du doute et une indemnité de départ. Des mois plus tard, à 50 ans, elle a été accusée d’assaut contre une détenue – infectée par l’Hépatite B – qui lui avait craché dessus. Pourquoi aucun de ses collègues ne l’a aidé? Pourquoi est-ce que l’avocat pensait plus à me soutirer de l’argent au lieu de simplement défendre ma mère? Pourquoi est-ce que son témoin venait de l’extérieur de son lieu de travail? Pourquoi l’avocat ne l’a-t-il pas préparé davantage? Pourquoi n’a-t-il pas mentionné que la détenue avait potentiellement une arme fatale lors de l’altercation? Tant de questions qui ne trouveront jamais de réponses. Mais le système a eu ce qu’il voulait : une autre personne noire avec un casier judiciaire qui a maintenant un paquet de restrictions dans sa vie de tous les jours.

Ma mère a été condamnée à trois mois dans une maison de transition avec probation pendant cinq ans, pour laquelle elle n’en a fait qu’une. Mais le mal avait été fait. Comment une femme noire de son âge, avec un casier judiciaire, fera-t-elle pour se trouver un autre emploi? Finis la pension, finis l’assurance maladie. Elle avait donc travaillé d’arrache-pied pendant six ans pour rien.

Et maintenant, deux ans plus tard, le système s’en est pris à moi. J’avais visité la prison à plusieurs reprises afin de rendre visite à ma mère. Les policiers me connaissaient donc. Je n’oublierai jamais le moment où j’y suis entré, le soir de mon arrestation. L’ami de ma mère Silas m’a vu en premier. Nous nous sommes croisés du regard comme si nous nous disions « quelle foutaise ». Lorsque je suis arrivé, on m’a demandé pour la dernière fois si je voulais prendre un alcootest. « Oui. » Si j’avais refusé, on m’aurait admis directement en prison.

En Ohio et dans les autres états, l’alcool permis dans le sang est de 0.08 %. J’ai réussi le test. Je devrais pouvoir me rendre chez moi, non? Dossier clos? Non, détrompez-vous. On m’a détenu pour six heures, prétextant qu’ils avaient des problèmes informatiques. Tout au long de la nuit, je tentais de rejoindre mon père, mais il ne pouvait pas répondre au téléphone. Alors, j’ai appelé la seule personne que je ne voulais pas : ma mère. Elle et mon frère ainé ont pu payer ma caution. Mais pourquoi fallait-il payer alors que je n’étais même pas un criminel? On a pris mes empreintes digitales, on a pris ma photo… Tout ça parce que j’étais sous la barre permise? Comment est-ce possible?

La ville de Ravenna a décidé de prendre mon dossier et de l’amener à la cour. On voulait faire exemple de mon cas, comme on me l’a dit. J’étais donc accusé de conduite en état d’ébriété. Mais j’étais sous la barre permise…!!!

Je me préparais à amorcer ma deuxième saison dans la Ligue canadienne de football (LCF) avec les Alouettes de Montréal et j’avais engagé un avocat pour me défendre dans un dossier qui aurait dû être réglé autrement. Bref, un dossier qui n’en était pas un. Pendant tout ce processus, j’ai dû faire des allers-retours de l’Ohio à Montréal, à trois reprises, gaspillant mon argent pour parler à mon avocat cinq minutes chaque fois. Mais qu’est-ce que j’aurais pu faire? Si je n’avais pas été à ces rencontres, ça aurait été bien pire. J’aurais pu être emprisonné sur le champ, la prochaine fois que je me rendrais aux États-Unis.

Je n’ai jamais été un grand partisan des émissions de télé de salles d’audience, mais j’ai été pris là-dedans pas mal rapidement. J’avais vraiment peur. Voir deux avocats qui jouent avec ta vie en tentant de persuader 12 étrangers du jury que leur argumentaire est plus plausible que l’autre, c’est terrifiant. Et j’ai tout de suite constaté qu’aucun membre du jury n’était noir. L’un d’entre eux portait même un T-shirt avec un drapeau confédéré dessus. Comment puis-je me faire juger par mes pairs alors que personne ne me ressemble, en plus de ne pas avoir mon âge?

« Que plaidez-vous? », m’a demandé la juge.

« Non-coupable, votre honneur. »

Je n’ai pas pris l’accord de plaidoyer qu’on m’a offert – admettre ma culpabilité, suspendre mon permis de conduire, m’enregistrer en tant que conducteur en état d’ébriété et payer une amende – parce que je n’étais pas coupable. Je sentais la réprimande de la juge qui m’expliquait d’un ton autoritaire que ce serait elle qui déciderait de ma punition et non pas le jury et que si je perdais, je devais payer les coûts encourus par tous les jurés. Elle voulait me faire peur. Elle voulait sans doute que je prenne l’accord et que j’admette que j’avais commis un crime, mais… je n’étais pas coupable.

J’ai passé une journée complète en cour judiciaire avec un indice d’alcool en deçà de la limite permise. Est-ce que 0,08 est un nombre capricieux? Est-ce qu’ils peuvent choisir qui ils condamneront en bypassant la loi? Comment ce système est-il juste et équitable? Même après qu’on m’ait jugé non-coupable, je devais, pour une raison que j’ignore, payer des frais afin que l’on réintègre mon permis. C’est plus qu’une coïncidence. J’ai senti que c’était une stratégie, qu’ils étaient déterminés.

Ma grand-mère avait 13 ans lorsque Emmitt Till a été assassiné pour avoir sifflé une femme blanche. Mes parents, qui sont nés dans les années 1960, ont grandi pendant le mouvement afro-américain des droits civiques. En 2020, je suis témoin des mêmes inégalités et de la même discrimination qu’il y a 65 ans. J’ai vu la vidéo de George Floyd avec le genou sur sa nuque pour tout près de neuf minutes. J’ai vu Eric Garner se faire tenir par le cou, jusqu’à ce qu’il ne puisse plus respirer. Sur son lit de mort, la présumée « victime » de Till a admis qu’elle avait menti. Il paraîtrait que George Floyd travaillait avec le policier qui l’a tué. Dans tous ces cas, incluant celui de ma mère et le mien, trois choses font surface chaque fois : les mensonges permettant de protéger le système coûte que coûte, le type de personnes qui sont prêtes à protéger cedit système et les victimes innocentes provenant de tout ce processus.

Comme mes parents, mon objectif ultime est de faire en sorte que mes enfants ne vivent pas les mêmes injustices que j’ai vécues. Alors que je me tenais droit et solidaire aux côtés des autres manifestants pacifiques dans les rues de Montréal, je ne pouvais m’empêcher de voir ce que les gens de deux générations avant moi avaient vu; ma version semblait être la suite d’un mauvais film d’horreur que personne ne voulait refaire. Alors que je tenais mon fils dans mes bras au cours de la manifestation à Montréal, je me suis dit « Je me demande quelle époque il vivra? Est-ce que l’histoire se répètera incessamment ou si la prochaine génération de leaders sera la bonne? Celle qui changera réellement les choses… » Je ne pouvais pas répondre à ces questions. J’ai donc tenu mon fils encore plus fort.

Tyrell Sutton